Le décrochage d’Haïti par rapport au reste du monde
Par Louis Naud PIERRE, Ph.D.*
Haïti traverse une crise aiguë. Sur le plan économique, le principal trait de cette crise est l’inadaptation à un environnement mondial présentant un double trait : 1) la rapidité du processus de production et de mise en marché de produits toujours nouveaux ; 2) la mondialisation des marchés et l’intensification de la concurrence inscrites dans une guerre économique entre les nations. Ainsi, s’imposent de nouvelles conditions de survie pour un pays et pour ses entreprises. Il s’agit, notamment de l’innovation, de la performance et de la productivité. Affaiblie par la division et l’hostilité des groupes qui la composent, la société haïtienne est incapable de faire prévaloir ces valeurs auprès de ses membres, conformément à ses impératifs fondamentaux : produire en vue de répondre aux besoins d’une population dont la croissance explose et continuer à exister dans un contexte de forte rivalité internationale ; définir et mettre en œuvre des actions en rapport avec les nouvelles contraintes de la production ; intégrer les individus par le travail qui leur permet de contribuer au système de production ; assurer la stabilité de leurs rapports de production et d’échange. Chez les individus des groupes dominants, cette faiblesse structurelle favorise le libre cours des instincts archaïques de prédation générateurs de valeurs propres : l’inégalité des structures des échanges, la loi du plus fort, la captation des ressources disponibles.
Au niveau politique, les valeurs prédatrices alimentent un imaginaire qui associe le pouvoir à l’idée d’enrichissement personnel. La politique se mue alors en une sorte de jeu de hasard où la motivation de l’engagement n’est pas la réalisation des impératifs fondamentaux de la société, mais l’espoir de gain associé aux ressources de l’État : postes, rémunérations, biens, contrats publics, etc. En conséquence, c’est l’anéantissement de l’esprit civique et de la morale publique qui soutiennent l’existence de l’État de droit, de la démocratie et de la bonne gouvernance. On en a un exemple dans l’absence totale de volonté politique d’appliquer la Constitution et les grands plans de développement adoptés depuis 1987 : soit plus d’une demi-douzaine, à laquelle s’ajoutent les innombrables plans sectoriels.
L’idée qui sera développée dans cette analyse est celle du décrochage d’Haïti par rapport aux exigences du nouvel environnement mondial. Milieu où l’efficacité et la rationalité des techniques de production et de pénétration rapide des marchés sont une nécessité de survie pour les entreprises ; quant aux États, ils sont sommés d’être performants en matière de politiques publiques destinées à rendre leurs économies compétitives.
L’objectif est de mettre en évidence l’impact sur la crise haïtienne d’un problème central : la dissonance des valeurs auxquelles adhèrent massivement les groupes dominants et des valeurs découlant du besoin d’adaptation de la société à son environnement interne et externe. Cette réflexion s’articule autour de trois axes. Le premier est un détour par le passé pour saisir le moment du décrochage d’Haïti par rapport au reste du monde. Le second axe portera sur le décrochage proprement dit et sur ses effets. Enfin, les pistes d’une réforme culturelle seront explorées.
Pendant le XIXème siècle, et une bonne partie du XXème siècle, Haïti est très actif dans la dynamique de construction d’un ordre international axé sur la liberté et la coopération entre les peuples pour le progrès de l’Humanité. Dans ce cadre, il a apporté son aide à tous les mouvements de libération : qu’il s’agisse des ceux de la République Dominicaine (1808), de l’Amérique du Sud (1815) et du Mexique (1818) dans leur lutte contre le colonialisme espagnol, ou de la Grèce en lutte contre l’occupation de l’Empire ottoman (1821) et de la Belgique dans sa lutte pour l’Indépendance (1830). L’Exposition Universelle à Port-au-Prince, du 1er décembre 1949 au 8 juin 1950, est exemplaire de ce rayonnement international. Évènement qui a projeté à la face du monde l’image d’un pays dynamique.
Sur le plan économique, à partir des années 1970-1980, Haïti parvient à s’accrocher à la dynamique économique mondiale, telle qu’elle se manifeste à travers le second esprit du capitalisme d’État (Boltanski et Chiapello, 1999). Cet esprit se caractérise par la concentration de la production au sein de grandes entreprises industrielles, très fortement hiérarchisées et bureaucratisées, opérant dans le cadre des marchés monopolistiques encadrés par l’État dirigiste. Et l’esprit qui prévaut repose encore non seulement sur le productivisme, mais aussi sur un idéal éthique faisant de la justice sociale une valeur fondamentale. D’où l’émergence d’une logique de socialisation de la richesse et de la production, s’appuyant sur des dispositifs tels que l’État Providence.
L’État s’embarque dans cette dynamique. Cela est rendu possible grâce à la neutralisation des effets de la division et de l’hostilité des groupes à travers la « paix des tombeaux » imposée par la dictature. En 10 ans, un embryon d’industries de substitution aux importations a pu être constitué : Aciérie d’Haïti, Ciment d’Haïti, Minoterie d’Haïti, Huilerie ENAOL (Entreprise nationale des oléagineux), Usine Sucrière de Darbonne, etc. Dans le domaine de l’Agriculture, les dispositifs financiers, institutionnels, scientifiques et techniques (enseignement et recherche) de soutien à la production sont mis en place. D’où la réalisation de l’objectif de l’autosuffisance alimentaire.
Mais les années 1980 marquent un grand changement dans la structure du capitalisme monopoliste sur le plan mondial. Ce changement procède de deux phénomènes distincts et interconnectés : d’une part, le développement des nouvelles technologies de l’information (NTIC) ; d’autre part, l’expansion des technologies de production.
Les nouvelles technologies de l’information (NTIC) ont accéléré la progression historique d’un phénomène aussi vieux que le monde. Il s’agit de l’intégration mondiale : économique et sociétale. L’accélération de ce mouvement de globalisation est, plus spécifiquement due, à la réduction de manière exponentielle les coûts de communication. Le monde se mue alors en un grand marché régi par la concurrence.
Les technologies de production sont incarnées par la robotique avancée. Celle-ci offre les outils dits CFAO (conception et fabrication assistées par ordinateur). La force de ces technologies est de favoriser une plus grande rapidité du processus de production en permettant, notamment : l’accélération de la conception du produit et de son développement ; la simulation des contraintes ou le calcul de ses caractéristiques physiques ; la traduction du fichier numérique en instructions de fabrication.
Ces changements entraînent une triple contrainte structurelle : d’une part, la mondialisation de la production et des échanges et la forte augmentation des Investissements directs à l’étranger (IDE) sous l’influence des firmes multinationales à travers notamment les opérations de fusion et d’acquisition ou encore l'implantation de filiales ; d’autre part, l’accélération du processus de fabrication des produits toujours nouveaux et de leur mise sur le marché ; enfin, l’accentuation de la concurrence et le changement permanent toujours plus rapide des technologies. Ainsi, émerge un monde économique global où la valeur ajoutée découle dans la capacité à tirer parti des connaissances pour innover et prendre de l’avance sur les concurrents.
Par ailleurs, il faut noter le triomphe de l’idéologie néolibérale. Ses principaux tenants, comme Friedman (1970) et Hayek (1943), posent comme des impératifs absolus, notamment : la privatisation des entreprises publiques, la suppression des barrières douanières, le moins d’État dans la sphère économique, le démantèlement de l’État-providence, la déréglementation, le développement des marchés, la libre concurrence, le libre-échange, le primat de la rentabilité et des profits, l’insertion au marché mondial par la vertu des avantages comparatifs. Cette idéologie est incarnée aux États-Unis par Ronald Reagan et en Angleterre, par Margaret Thatcher. Elle guide l’action des institutions financières internationales.
Dans les années 1990, les recettes néolibérales sont imposées aux pays du Sud par le biais des plans d’ajustement structurel. A la suite des crises de la fin des années 1990, les institutions financières internationales développent un nouveau discours mettant l’emphase sur, notamment : une croissance économique soutenable et durable ; la lutte contre la pauvreté ; la mise en place des institutions démocratiques. Ces préoccupations constituent le fondement des Documents de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP).
En 1987, Haïti adopte son premier Plan d’ajustement structurel, suivi d’un second en 1997. En 1996, le parlement haïtien (46e Législature), a voté la Loi Cadre relative à la modernisation des entreprises publiques du pays. En 2008, le « Document de stratégie nationale pour la croissance et la réduction de la pauvreté » (DSNCRP) est adopté. En janvier 2009, le Président René Préval crée un Groupe de Travail sur la Compétitivité. Ce Groupe propose une stratégie articulée autour de 5 secteurs de spécialisation : Fruits et tubercules, Élevage, Tourisme, Externalisation de services (BPO), Confection de vêtements.
Le principal constat est celui d’une corrélation entre l’application de la doxa néolibérale et l’effondrement de l’appareil productif haïtien. On en a une illustration dans les statistiques synthétisées respectivement dans le Plan de relance économique post Covid 19 (PREPOC 2020-2023) et dans le rapport de l’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI) de 2021. Depuis 2012, la population haïtienne croit plus rapide par an que le Produit intérieur brut (PIB), soit 1,5% contre 1,1%. En 2020, le PIB va jusqu’à enregistrer une baisse de -3,3%, avec une contraction de -1,8% au terme de l’exercice fiscal 2021. Quant à la croissance, à partir de 2019, elle rentre dans une phase négative : -1,7% en 2019, -3,3% en 2020, -1,8% en 2021.
Cette dynamique négative se traduit par la forte dépendance d’Haïti par rapport aux importations qui vont même jusqu’à représenter 57,8% du PIB en moyenne sur la période 2014-2019. En corollaire, c’est une dépréciation rapide de la gourde qui, entre septembre 2014 et septembre 2019, a perdu 100% de sa valeur : soit une dépréciation en moyenne de 15% par année. Celle-ci est corrélée avec l’accélération de l’inflation depuis l’exercice fiscal 2015. En juin 2020, « les prix ont enregistré une croissance assez soutenue de 3% en variation mensuelle et de 24.7% en glissement annuel » (Paragraphe 624, PREPOC 2020-2023). Cet effondrement économique a comme corollaire l’explosion de la pauvreté. Phénomène qui touche 59% de la population.
Plusieurs auteurs, comme Arnousse Beaulière (2005), ont abordé le problème de l’effondrement économique d’Haïti. Le point fort de ces travaux consiste à analyser la logique néolibérale d’efficacité des dépenses publiques et des avantages comparatifs. Logique à laquelle sont soumis les services publics et le système de production haïtien. L’efficacité est mesurée exclusivement à l’aune de la rentabilité ou profit. Ainsi, sont exclus les impératifs fondamentaux de la société, telles que le maintien des solidarités sociales et le développement humain et culturel. Les politiques sociales, considérées comme non rentables, sont les premières impactées par les coupes budgétaires. Par ailleurs, la perspective des industries de substitution aux importations et de souveraineté alimentaire est abandonnée au profit de la spécialisation dans des secteurs d’exportation où le pays serait doté des avantages comparatifs.
La faiblesse des travaux évoqués plus haut tient au fait de passer sous silence le nouvel environnement et ses contraintes d’une part et, d’autre part, la nécessité pour la société haïtienne de s’y adapter par la production ou l’appropriation des valeurs et normes adéquates.
L’hypothèse du décrochage s’intéresse aux acteurs et à leur attitude face au nouvel environnement et à ses contraintes qui nécessitent un nouveau type d’organisation plus flexible et plus inventive. Il s’agit de rendre l’entreprise apte à s’adapter à toutes les transformations et de prendre de l’avance stratégique et technologique sur les concurrents. L’adaptation nécessite également la mise en place de moyens d’acquisition et de maîtrise du savoir scientifique, technique et technologique qui soutient les activités des industries de haute de technologie, mais aussi la production des services à la collectivité et aux entreprises.
Quant à l’État, son rôle est recentré sur la création des conditions à la compétitivité l’économie nationale, à travers notamment : la bonne gouvernance ; la mise en place d’une synergie entre les petites et moyennes entreprises, les centres de recherche et les grands groupes industriels. D’où le concept de l’ « État stratège » développé par Bezes (2009). Plus spécifiquement, l’État devient coordinateur et garant des processus de production et d’échange.
L’hypothèse du décrochage ne se prononce pas sur la nature, bonne ou mauvaise, du néolibéralisme. Elle s’intéresse à la société qui doit produire sa norme de fonctionnement et d’évolution : c’est-à-dire le comportement exigible de ses membres pour répondre aux exigences de son environnement interne et externe.
Sur le plan interne, la société haïtienne fait face aux problèmes de gestion liés à l’explosion démographique. Jusque vers la fin du XIXe siècle, la population dépassait à peine un demi-million d’Habitants, pour une superficie de 27750 km (Moral, 1961). Elle a doublé en moins de 50 ans ; elle passe d’environ 6 millions dans les années 1980 à près de 12 millions en 2021. Les problèmes découlant de ce phénomène démographique sont légion. Les principaux sont : l’accélération de l’urbanisation ; l’augmentation exponentielle des demandes en éducation, en santé, en infrastructures et en équipements collectifs (eau, énergie, transport, etc.).
Sur le plan externe, les défis sont liés à la mondialisation des marchés et à l’intensification de la concurrence internationale : celle-ci prend l’aspect d’une guerre économique opposant des États en quête de moyens de défense du niveau de vie de leur population et d’accroissement de leur influence sur la scène internationale. Ce qui est visé ici, ce n’est pas la conquête de nouveaux territoires, mais l’accroissement des parts de marchés extérieurs pour leurs entreprises et la progression au sein de la hiérarchie mondiale (Esambert, 1992).
L’adaptation à ce nouvel environnement interne et externe est une question vitale pour la société haïtienne. Un tel processus suppose comme norme l’atteinte d’un niveau standard de production, en quantité et en qualité. L’enjeu est double : d’une part, répondre aux problèmes liés à la croissance démographique ; d’autre part, continuer à exister et à se développer dans cet état de « guerre économique » mondiale. Chercher à assurer son existence et son développement par la production de normes adéquates aux défis à relever est le propre de la vie ; dynamique que Georges Canguilhem appelle la normativité biologique (Canguilhem, 1966).
La sociologie classique s’inspire de la biologie, du moins ses grandes figures comme Comte, Spencer et Durkheim. Elle identifie la société à un organisme dont la propriété est de se reproduire, de croître, de coopérer avec les membres de son espèce et les aider à se protéger. Ces impératifs fondamentaux sont réalisés grâce à une organisation articulée autour de quatre sous-systèmes d’action qui constituent le système social : l’adaptation à l’environnement (économie) ; la poursuite de buts communs (politique) ; l’intégration sociale (institution) ; le modèle culturel, c’est-à-dire une représentation des buts désirables constitutifs de la volonté, motivant l’action, l’engagement, le travail ou l’effort (Parsons, 1960). La normativité de la société est sa capacité de, notamment : attribuer une valeur positive ou négative au comportement des membres en rapport avec impératifs vitaux, le préférer ou le repousser, l’apprécier ou le déprécier, le valoriser ou de le dévaloriser.
L’effondrement d’Haïti est lié à une désorganisation sociale, dans le sens que donnent les sociologues de l’école de Chicago à ce terme : la défaillance des institutions de socialisation et d’intégration (famille, école, église, entreprise, etc.), avec en corolaire le renforcement des mécanismes d’exclusion (échec familial et scolaire, chômage, discrimination, etc.). Ce qui conduit les individus vulnérables à inventer des solutions déviantes (exemple : associations criminelles comme les gangs). Dans le cas haïtien, la désorganisation sociale est totale. Elle exprime l’âpreté de la division et de l’hostilité des groupes entre eux (Desroches, 2020). Cette société est ainsi rendue incapable de faire prévaloir auprès des membres les valeurs inhérentes à ses impératifs fondamentaux.
Les groupes en présence présentent des caractéristiques internes et externes particulières. Sur le plan interne, les liens sont forgés sur la base de la parenté, de la camaraderie, de la couleur, de la proximité territoriale (voisinage, ghetto, etc.), ou encore de la complicité et de la collusion d’intérêts (corruption, criminalité organisée, etc.). Sur le plan externe, ils sont hostiles et méfiants les uns à l’égard des autres. Cette attitude générale d’hostilité et de méfiance est une survivance de l’antagonisme entre les différents groupes de statut de la société esclavagiste et coloniale : grands blancs, petits blancs, affranchis (mulâtres et noirs), esclaves et ses diverses strates (esclaves domestiques, esclaves à talent, esclaves des champs). Il faut également les expériences douloureuses répétées de trahison.
Après l’indépendance, les premiers dirigeants n’avaient pas les ressources nécessaires à la conception d’institutions de socialisation et d’intégration en adéquation avec le trauma résultant à la fois de la violence extrême que constitue l’esclavage et de la peur de la trahison quotidienne. Trauma qui est exprimé par un certain nombre d’expressions signifiantes, telles que : « Depi nan Ginen, nèg rayi nèg » (depuis la Guinée les nègres se vouent une haine tenace) ; « Ayisyen se krab » (les Haïtiens sont des crabes) ; « Ayiti se tè glise » (Haïti est une terre glissante). Les modèles institutionnels existants ont tout simplement été importés et imposés sans discussion (Hurbon, 1987). Les individus n’ont donc jamais été mis en condition de surmonter leur trauma à travers des débats sur les orientations de la société en conformité avec les valeurs du contrat social de la Révolution de 1804. Dans ces conditions, leur expérience sociale se limite aux cadres suivants : celui des groupes primaires (famille, voisinage, cercle d’amis proches, club à base ethnique, société secrète, etc.) ; celui des associations de prédation (réseau de crime organisé, clique politique, etc.).
L’étroitesse de l’expérience sociale signifie que les individus sont incapables d’assumer les trois logiques d’action mises en évidence par François Dubet (1994) : le respect des obligations de rôles endossés dans la société (intégration) ; la limitation des moyens d’atteindre ses buts aux attentes sociales (stratégie) ; la double injonction d’autonomie et de responsabilité (subjectivation). Cela se traduit chez eux par un comportement imprévisible, transgressif, irresponsable face aux impératifs fondamentaux de la société.
Les individus dominants dans les espaces politiques, économiques et socioculturels, sont marqués par ce trouble de comportement. Ils identifient le bien à l’objet de satisfaction personnelle. Cette morale primaire les rend inapte à assumer les défis et les attentes sociales modernes, notamment : l’injonction à l’homme de maitriser son environnement et de produire ses moyens d’existence. D’où une absence de volonté pour : d’une part, assumer des rôles en tant qu’acteurs du progrès de leur société ; d’autre part, s’approprier les contraintes de l’environnement mondial dans lequel s’inscrivent cette société et ses activités de production et d’échange. Dans son ouvrage intitulé La Vocation de l’Élite (1919), Jean Price-Mars épingle cette attitude négative qu’il analyse en termes de « piratisme moral » : une propension à ériger l’exploitation des masses en norme sociopolitique et économique. Le redressement d’Haïti passe donc par une réforme culturelle.
La sociologie définit la culture comme un ensemble articulé de valeurs et de normes traduites en manières de penser, de sentir et d’agir. Par valeurs, il faut entendre des buts désirables ; et par normes, des comportements attendus en rapport avec ces buts. Par exemple, la production croissante et pérenne est le but du capitalisme ; et le travail permettant de contribuer au maintien et au développement de ce système est la norme. Du point de vue de l’individu, des buts tels que l’argent, le pouvoir, le statut social, ne peuvent être légitimement poursuivis que par le travail ou industrie dont les produits sont échangés contre des rétributions (dividende, profit, salaire, etc.). Les valeurs et normes ont pour fonction de constituer les individus, qui les intériorisent par la socialisation, en une collectivité.
Au lendemain de l’indépendance de 1804, l’oligarchie naissante a fait main basse sur les propriétés des colons en fuite et sur le nouvel État. Et son projet se résume au fait d’assurer le retour des nouveaux libres dans les plantations. Elle reprend à son compte les mécanismes juridiques et militaires, baptisés de « caporalisme agraire » ; un système de travaux forcés conçu par le représentant de la Métropole, le Commissaire civil Sonthonax. Ce dernier a été contraint de proclamer l’affranchissement général le 29 août 1793, suite au soulèvement général des esclaves éclatée le 23 août 1791. Les mécanismes en question sont implémentés par Toussaint Louverture à travers des mesures constitutionnelles et légales, notamment : l’Ordonnance du 18 mai 1798, le règlement de police du 12 octobre 1800, la Constitution du 13 juillet 1801, l’arrêté du 7 mai 1801 et l’arrêté du 24 novembre 1801. Après l’indépendance, ce système est repris et renforcé.
L’échec de la nouvelle forme d’encadrement des cultivateurs constitue un tournant majeur dans l’histoire du pays : l’abandon définitif de la perspective de production. Entre 1820 et 1848, les grands propriétaires terriens, formant la nouvelle oligarchie, confient la gestion de leurs domaines à des paysans en échange de la moitié des récoltes : un système dit de « demwatye ». Ils se replient alors dans les villes afin, selon André-Marcel d’Ans, « de monopoliser tout ce que respectivement l’armée et l’administration civile pouvaient offrir de sinécures et positions stratégiques à partir desquelles il était possible d’attirer vers soi une partie substantielle des bénéfices du commerce, dont l’essentiel se trouvait délégué à des négociants consignataires étrangers, établis dans les différents ports du pays » [Ans (de), 1987 : 198]. Cette oligarchie a été renforcée par des Levantins et des Européens.
C’est ainsi que l’économie urbaine haïtienne devient une économie de prédation. Thorstein Veblen définit la prédation économique comme une attitude de combat permanent érigé en valeur et mode de vie : « Les membres du groupe adoptent une attitude prédatrice (c’est-à-dire rapace) comme attitude spirituelle permanente et orthodoxe ; la lutte est devenue l’indice dominant d’une théorie courante de la vie ; le sens commun en arrive à juger des gens et des choses en vue du combat : alors nous en sommes à la phase prédatrice de la civilisation » (Veblen, 1970 : 15).
Dans sa « Théorie de la prédation », Jean Peyrelevade insiste sur la sur-rémunération du capital grâce à quatre moyens. Le premier est la pratique de prix très enlevés. Celle-ci est rendue possible par la neutralisation de la concurrence à la faveur de plusieurs facteurs, notamment : une avance en matière d’innovations technologiques ; l’imposition d’une situation de monopole ou d’oligopole qui permet d’influencer les prix ; l’imitation, la copie et la contrefaçon en ce qui concerne le champ de l’innovation, permettant de réaliser le même niveau de rémunération que l’inventeur originel sans avoir produit l’effort équivalent ; les fraudes multiformes. Le second moyen concerne la sous-rémunération du « travail ». Le troisième moyen a trait au recours excessif à l’effet de levier, à travers l’augmentation du risque et son transfert mal rémunéré sur autrui. Enfin, l’industrie de jeu de hasard ou de vente de l’idée d’enrichissement, où les recettes résultent de l’argent perdu par les joueurs qui viennent avec l’espoir d’en gagner (Peyrelevade, 2010). Le principal indicateur de la prédation économique consiste dans le fait que « les enrichissements individuels peuvent être considérables alors même que l’enrichissement collectif est nul. Donc le jeu est à haut risque puisque l’enrichissement extrême des uns est nécessairement constitué des pertes des autres » (Peyrelevade, 2010 : 61).
Michel Volle associe la prédation économique à une structure inégalitaire du système d’échange. Plus spécifiquement, elle se caractérise, selon Volle, par une « relation où l’une des deux parties peut imposer une transaction à l’autre » à son avantage (Volle, 2008 : 9). Par ailleurs, il souligne que « la prédation à grande échelle est nécessairement le fait d’un réseau de personnes solidaires et liées par un pacte implicite qui leur garantit le secret, gage d’immunités » (Volle, 2008 : 33).
L’économie urbaine haïtienne est exemplaire de la logique prédatrice. Ses secteurs les plus lucratifs (importations, sous-traitance, construction, énergie, réseau de distribution, etc.) sont dominés par une minorité de l’oligarchie. En plus des moyens de sur-rémunération du capital analysés par Peyrelevade, les travaux sur Haïti insistent sur un cinquième : le captage des ressources publiques à travers la monopolisation des contrats publics et des aides d’État, sous fond de corruption. Phénomène qui est analysé par Laleau (2020), Jean (2019), Dorvilier (2012), Charles (1994). Péan (2000) voit dans cette attitude prédatrice la « corruption de soi ». Celle-ci se manifesterait chez les individus par « une organisation mentale privilégiant les motivations les plus obscures » (p. 86). La faiblesse de volonté est prise comme un exemple qui illustre cette corruption.
Quoi qu’il en soit, l’essor économique d’Haïti dans les années 1970-1980 relève de la volonté du Président-dictateur, Jean-Claude Duvalier : ceci, sans l’appui des groupes dominants qu’il tient en respect par la carotte et le bâton. À son arrivée au pouvoir en 1971, il entreprend ce qu’il qualifie de « révolution économique ». Ainsi, fait-il appel aux capitaux étrangers, relance le tourisme, soutient la production agricole, ouvre le pays aux entreprises de sous-traitance nord-américaines et met en place un embryon d’industries de substitutions aux importations. Pendant ce temps, les membres de l’oligarchie pro-duvaliéristes se cantonnent, selon Pierre-Charles (1973), « dans le domaine de la contrebande et de la distribution de certains produits (ciment, huile, tissus, etc.) », où « ils disposent de privilèges spéciaux » (pp. 63-64). Ce qui leur permet de s’enrichir très rapidement. Devenus les acteurs économiques dominants suite à la libéralisation de l’économie dans les années 1990-2000, ils gardent une mentalité de marginal. Ils se montrent incapables d’assumer leadership dans le progrès économique du pays, comme l’ont fait les riches bourgeois ou les capitaines d’industrie dans le développement du capitalisme et des institutions y afférentes.
Une révolution culturelle est nécessaire pour replacer Haïti dans la trajectoire de l’Histoire universelle et de son histoire. Par révolution culturelle, il faut entendre une réappropriation par cette société du savoir sur elle-même pour en arriver à vouloir continuer d’exister, se donner les moyens de produire les commodités qui rendent agréable le quotidien et conserver la santé de tous. Pour ce faire, il faut impulser une politique de développement scientifique, technique et technologique, mais aussi de la mémoire. Tout cela ne peut se faire que dans et par le dialogue. Ce qui nécessite le courage de faire un examen de conscience individuelle et collective.
En guise de conclusion
Le décrochage d’Haïti par rapport au reste du monde met en exergue la dissonance des valeurs dominantes de la société et des valeurs de l’environnement mondial : les premières concernent l’inégalité des structures des échanges, la loi du plus fort, la captation des ressources disponibles, conduisant à la destruction du système productif ; les seconde, l’innovation, la performance et la productivité, amenant à la contribution à ce système. Cette dissonance révèle la faiblesse de la société en raison de son éclatement entre des groupes antagoniques : elle est incapable de sélectionner et d’imposer aux individus les valeurs et normes, c’est-à-dire les buts à poursuivre impérativement et les efforts à fournir nécessairement en rapport avec les contraintes de l’environnement de la production.
L’Europe occidentale a pu progresser dans tous les domaines grâce au développement d’un modèle culturel favorable : celui qui fait de l’encouragement à la production croissante et continue un impératif patriotique et moral. Ce choix est matérialisé à travers une offre axée sur deux piliers principaux : d’une part, la diffusion de la science et de la technique, le développement des compétences et des technologies ; d’autre part, l’intervention de l’État en termes de régulation, de déploiement des infrastructures et de services ainsi que de gestion des problèmes sociaux. Les autres pays extra-occidentaux qui ont connu un développement économique spectaculaire sont ceux qui ont su intégrer ces valeurs dans leur culture. Parmi ces pays, on peut citer les Dragons (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taïwan) qui ont enclenché leur révolution capitaliste dès les années 1960. Ils ont été suivis par les Tigres sud-est asiatiques (Indonésie, Malaisie, Philippines, Thaïlande), au cours des années 1970-1980 ; puis par les Démocraties populaires (Cambodge, Chine, Laos, Vietnam). À ces pays s’ajoutent l’Inde et la Birmanie à partir des années 1990.
La société haïtienne ne parviendra à un progrès économique et social qu’à une double condition. La première concerne la promotion des valeurs constitutives du code d’honneur, au travers de l’école, des arts et des figures d’acteur d’intégration. Parmi ces valeurs, les principales sont : le respect de la parole donnée, l’indépendance personnelle qu’offre le revenu du travail, la responsabilité envers les siens, le courage et la bravoure. Ce sont ces valeurs qui ont été au fondement du droit informel, lequel assurait naguère la stabilité des interactions au sein du monde traditionnel rural haïtien hors de la présence de l’État (Charles 2016). C’est par souci de responsabilité envers les siens que les membres des masses populaires et paysannes vivant à l’étranger se sacrifient pour envoyer de l’argent aux membres de leur famille restés en Haïti. La seconde condition est d’incorporer dans la culture économique du pays les valeurs inhérentes à l’environnement mondial.
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* Titulaire d’un Doctorat en sociologie, Monsieur Louis Naud Pierre est membre de l’IDES (Institut de développement économique et social). Il a été professeur associé au Département de science politique, Université du Québec à Montréal (UQÀM). Il a enseigné à l’Université Victor Segalen (France), au Département des sciences du développement de la Faculté d’ethnologie, Université d’État d’Haïti. Il a coordonné les activités du Réseau d’études en sciences humaines et en sciences sociales sur Haïti (RES-Haïti), LAPSAC, Université Victor Segalen Bordeaux 2.